jeudi 4 juillet 2013

Vanités des généalogies mâles et Généalogie de l'Incarnation.

Commentaire féministe de la Bible – Matthieu 1,1-17
Ce commentaire fait partie d'une série de commentaires féministes de la Bible en cours d'écriture.

L'évangile selon Matthieu commence par une généalogie de Jésus-Christ bien étrange. Des hommes se suivent qui, depuis Abraham, engendrent des fils qui engendrent à leur tour, pour enfin, à la quarante-et-unième génération, engendrer Joseph, « l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus ». On pourrait se dire, à quoi bon cette généalogie si finalement aucun de ces hommes n'est l'ancêtre biologique de Jésus-Christ ?

Les généalogies de la Genèse


Dans un premier temps, on pourrait se dire qu'en débutant son évangile par cette généalogie, Matthieu entend montrer comment Jésus-Christ s'enracine dans l'histoire du peuple juif, à quel point donc il en fait partie. Le style des généalogies est en lui-même courant dans la bible hébraïque. La manière d'introduire cette généalogie, « livre des origines de Jésus-Christ » renvoie littéralement à la généalogie des descendants d'Adam en Genèse 5. Cette généalogie d'Adam enchaîne les patriarches aux longévités proverbiales jusqu'à Noé. Puis après le récit du déluge, se succèdent en Genèse 10 les généalogies des trois fils de Noè, jusqu'à Abraham issu de la lignée de Sem. Ainsi en commençant depuis Abraham, Matthieu semble finir la généalogie commencée en Genèse 5, depuis Adam jusqu'à Jésus-Christ.
Faire une généalogie pour situer un être humain n'est pas anodin. C'est en soi avoir une certaine vision de ce qui fait l'identité de quelqu'un. Est-ce-que la liste des ancêtres, les personnalités de chacunë d'entre elleux, les constantes qu'on peut remarquer entre elleux, permettent de prévoir qui sera l'héritiëre de cette succession ? C'est peut être en tout cas ce que nous cherchons nous même quand nous nous intéressons à notre propre généalogie. Est-ce vraiment l'intention théologique des généalogies bibliques, celles de la Genèse comme celle de Matthieu ? La généalogie d'Adam commence par un rappel de la création de l'humanité selon Genèse 1,26 : « Le jour où Dieu créa l'humain, il läe fit à la ressemblance de Dieu, mâle et femelle il les créa, il les bénit et les appela du nom d'humain au jour de leur création. Adam vécu cent trente ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils qu'il appela du nom de Seth ». Nous sommes dans la suite directe du récit de la création en sept jours, qui a été interrompu par les récits du jardin et d'Abel et Caïn par la recomposition finale de la Bible. Nous nous situons aussi dans une même théologie et anthropologie que Genèse 1: l'humain a été créé « à l'image et à la ressemblance » de Dieu. En Genèse 1,26 comme en Genèse 5, c'est l'humain « mâle et femelle » qui est à l'image de Dieu. Ce qui veut dire que Dieu ne peut être considéréé comme uniquement masculin. Dehors donc l'image du vieux barbu. Cela veut aussi dire que c'est en tant que masculin et féminin que l'humanité reflète l'image de Dieu. En Genèse 5,3 est précisé plus en détail comment l'humanité est « à l'image et à la ressemblance » de Dieu: en engendrant, et en nommant. C'est la fécondité de l'humanité qui la rend « à l'image et à la ressemblance » de Dieu. Cette fécondité ne se résume pas à la capacité de procréer. Elle engendre et elle nomme sa progéniture. Les deux dimensions sont indissociables. Du coup, la généalogie prend un autre sens. Cette succession de générations accomplit déjà l'Incarnation. Chaque engendrement réalise l'humanité « à l'image et à la ressemblance » de Dieu. C'est pourquoi nommer chaque génération importe. Ce n'est pas une succession anonyme de génération qui n'auraient eu comme seul mérite que de survivre. Chacun a reçu de ses parents un nom qui l'a fait autant advenir à l'humanité que son existence biologique. Ce faisant, cette chaîne était déjà l'incarnation de Dieu dans le monde à travers cette humanité « à son image et à sa ressemblance ».





Patrilinéarité


Mais alors, s'il est clair pour l'auteur sacerdotal de la Bible que l'humanité est à l'image de Dieu en tant qu'elle est à la fois masculine et féminine, pourquoi ne nomme-t-il qu'une succession d'hommes ? Pourquoi, en Genèse 5, Adam semble engendrer Seth sans la participation d'Eve? Je ne sais pas. Je note une contradiction. D'une part l'affirmation deux fois répétée « Dieu créa l'humain, il läe fit à la ressemblance de Dieu, mâle et femelle il les créa » semble établir fermement une théologie, qui est aussi une anthropologie, qui fait un lien entre Dieu et l'humanité, et ce lien se rapporte à l'humanité à la fois masculine et féminine. D'autre part, les généalogies de la Genèse semblent dire que seul des personnages masculins réalisent l'image et la ressemblance de Dieu en engendrant et en nommant des fils. Ce qui introduit une seconde raison de s'étonner. Car le bon sens indique plutôt que ce sont les femmes qui manifestement engendrent. On pourrait tenter de dédouaner le texte biblique de toute intention misogyne en arguant que le texte insiste sur la succession masculine pour justement montrer que les femmes ne sont pas seules à réaliser la capacité divine d'engendrer. Cette image et ressemblance de Dieu n'est pas limitée à la capacité biologique de procréer, mais relève surtout de la disposition de l'humanité à être parent vis-à-vis de ses enfants, de les nommer et de les bénir. Mais il me paraît exagérer pour exprimer cela d'oblitérer totalement la présence des femmes dans ces généalogies.
A ce point de ma réflexion, il me semble que ces généalogies sont le reflet de l'organisation patrilinéaire des familles à l'époque de la rédaction de ces textes. Emmanuel Todd, dans « L'origine des systèmes familiaux, tome I. L'Eurasie », compare les systèmes anthropologiques relevés par l'ethnologie et l'histoire à travers le continent eurasiatique et propose un scénario d'évolution des systèmes familiaux. Le système familial le plus ancien selon son analyse serait la famille nucléaire bilatérale, c'est à dire une famille structurée uniquement autour du noyau des parents, et où la transmission et le choix de résidence des enfants une fois qu'ils se marient se fait de manière indifférenciée du côté paternel ou du côté maternel. C'est au fur et à mesure de la hiérarchisation de la société, comprimée dans un environnement que les humains occupent de manière de plus en plus dense, que la famille évolue à la fois vers des formes de plus en plus complexes et de plus en plus patrilinéaires. L'émergence, puis le renforcement, de la patrilinéarité au cours de l'histoire vont de pair avec un contrôle croissant des femmes par les hommes. Il s'agit de s'assurer que la descendance d'une femme est bien le produit de la semence de l'homme qui lui est attribué. Emmanuel Todd montre qu'au cours de leur histoire ce renforcement croissant de la patrilinéarité ne va jamais sans résistances. Cela conduit parfois à l'institution de sociétés matrilinéaires (qui ne sont pas pour autant matriarcales) en périphérie de sociétés patrilinéaires. Deux foyers de civilisation ont certainement « inventé » la patrilinéarité : la Chine et la Mésopotamie. Le milieux culturel des auteurs de la Bible fait typiquement partie de la périphérie de la Mésopotamie. Il serait intéressant de relire l'Ancien Testament avec les outils de l'exégèse historique en essayant de repérer des témoins successifs de bilatéralité, matrilinéarité et patrilinéarité qui sont censés s'être succédés parmi les milieux bibliques si l'hypothèse d'Emmanuel Todd est juste. Pour l'instant, et en supposant l'hypothèse de Todd comme vérifiée, universellement (il faudra attendre ce qu'il en dit lui même de l'étude des systèmes familiaux en Afrique et en Amérique) et dans les milieux bibliques, je retiens que la patrilinéarité n'est pas originelle dans l'humanité. Au contraire, la plus ancienne forme de relations de pouvoir et de possession dans les familles était l'indifférence quant au sexe de chacun. J'ose affirmer que l'anthropologie-théologie biblique, en tout cas l'anthropologie-théologie dans le cadre du premier récit des commencements, que je propose d'appeler « septadienne », souscrit à cette vision indifférenciée de l'humanité. C'est mâle et femelle à la fois que l'humanité peut être dite à l'image de Dieu. Par contre dans la pratique, les auteurs des généalogies sacerdotales de la genèse étaient déjà dans un monde mental où la famille était patrilinéaire. Il serait très long de discuter comment une telle contradiction peut être présente dans le texte de la Genèse dont nous disposons. Rappelons seulement que ce texte est le résultat d'une très longue histoire rédactionnelle, que l'on peut résumer schématiquement en 1) rédaction indépendante de plusieurs corpus (sacerdotal vs yavhiste), 2) réunion plus ou moins juxtaposée des différents corpus en un seul texte, 3) plusieurs ré-écritures (à l'occasion de copie, ou de recomposition) qui suivaient à la fois les objectifs d'une certaine fidélité aux textes précédents, de la meilleure cohérence globale du texte final et d'une bonne correspondance avec la théologie des auteurs-lecteurs successifs. Cette histoire rédactionnelle complexe permet de rendre compte qu'on ait des traces dans le même paragraphe à la fois d'une théologie-anthropologie qui affirme l'égale importance du féminin et du masculin pour que l'humanité soit à l'image de Dieu, l'anthropologie-théologie septadienne, et d'une vision très fortement patrilinéaire de la famille (au point de nier toute présence féminine dans une généalogie). 
Matthieu se réfère à un texte de la Genèse qui devait être assez proche de la version massorétique qui est à la base de nos traductions contemporaines. La question alors est : comment Matthieu se positionne vis-à-vis de ces généalogies en rédigeant la généalogie de Jésus-Christ ? Quel accueille fait-il à la théologie-anthropologie septadienne ? Est-ce-qu'il admet sans l'interroger l'évidence de la patrilinéarité ?

Les femmes dans la généalogie de Jésus-Christ, subversion de la filiation biologique.

La généalogie de Matthieu n'est pas purement patrilinéaire. En fait, comme nous le faisons remarquer dès le début, la dernière étape de cette généalogie est absolument matrilinéaire. Matthieu ne rentre pas dans les détails de la conception de Jésus. Il dit seulement « [Marie] se trouva enceinte par le fait de l'Esprit Saint » (Mt 1,18). Cette phrase, sans connaître les autres évangiles ni les dogmes sur la virginité de Marie, pourrait être interprétée de nombreuses manières. La plus simple serait d'y voir une banale affaire de fille-mère. En tout cas on est sûr d'une chose, Joseph n'est pas le père biologique de l'enfant. J'ai entendu dire que cette situation se produit en fait relativement souvent, dans un tiers des cas. Ce qui rend l'exercice de chercher ses ancêtres en remontant de père en père tout à fait vain au bout de trois ou quatre générations, puisqu'alors, statistiquement, l'aïeul est plus certainement un ancêtre adoptif qu'un ancêtre génétique. Dans le cas de la généalogie de Jésus-Christ selon Matthieu, avec quarante générations entre Abraham et Joseph, la probabilité qu'ils soient liés biologiquement de père en fils, c'est à dire qu'ils partagent le même chromosome Y, est inférieur à un dix millième (0.6640).
Matthieu nous donne des raisons supplémentaires de douter. Cinq femmes sont citées parmi quarante-et-un hommes. Deux sont des personnes prostituées, une est étrangère à Israël, une a été prise par David à son mari légitime, et la dernière est enceinte avant le mariage : Thamar, Rahab, Ruth, « la femme d'Urie » et Marie. Aucune de ces femmes n'est citée au hasard, ou du fait de sa célébrité. Si ça avait été le cas, Sarah, la très célèbre épouse d'Abraham et mère d'Isaac, à qui la Bible donne une place importante, aurait été citée.
Pour autant, Matthieu ne ridiculise pas la généalogie de Jésus-Christ. Il n'est pas entrain de dire que Joseph serait un bâtard. Ces cinq femmes ne sont pas citées pour mettre le doute sur la réalité biologique de cette généalogie. L'obsession du lien biologique entre ces générations est de toute manière vaine, puisque Joseph est père adoptif. Elles sont citées pour manifester comment Jésus-Christ est adopté par l'humanité. Il s'inscrit dans une histoire et dans une culture. Il se trouve que cette culture est patrilinéaire. Il faut prendre au sérieux l'humanité de chacun de celles et ceux qui ont constitué un maillon de cette chaîne de générations. Pour autant il ne faut pas prendre au sérieux l'obsession de cette culture pour la succession de père en père, ni la prétention que cette lignée soit « pure » ethniquement. Ruth et Rahab sont là pour attester du contraire. Il ne faut pas non plus croire que tous ces ancêtres auraient préparé la venue du Messie en maintenant une lignée irréprochable sur le plan moral : la manière avec laquelle David, le roi de qui doit descendre le Messie, engendra Salomon, le plus sage des Rois, contrevient doublement au Décalogue, ce fut un adultère associé du meurtre d'Urie, l'époux légitime. Jésus est accueilli par Joseph. Ce qui a engendré Joseph, c'est un processus biologique dans lequel on peut repérer un père et une mère, mais c'est surtout une adoption qui lui a donné un nom et qui le fait compter parmi les humains. A chaque génération, un engendrement similaire a eu lieu. Dans cette chaîne, la partie biologique est évidemment importante, elle est la condition matérielle pour qu'il y ait un être humain à chaque génération. Mais le plus important, à la suite de la vocation de l'humanité à être « à l'image et à la ressemblance de Dieu », c'est l'adoption qui s'est produite à chaque fois. Chacun a reçu un nom. Il est assez probable que le tiers d'entre eux n'est pas le fils biologique de son père. Mais chacun est authentiquement fils, puis père.
Ce qui importe donc dans cette généalogie, ce n'est pas la continuité des filiations biologiques, mais l'adoption. L'engendrement est avant tout une adoption. Pour les mères, il est évident qu'elles sont procréatrices, donc créatrices comme Dieu. Pour les pères, ils sont tentés d'affirmer leur participation à cette force procréatrice à travers le pouvoir de leur semence, pouvoir tellement faible que s'ils n'ont que ça, ils doivent l'assortir de coercition pour s'assurer que leur semence a bien participé à la procréation. Mais en fait, c'est par l'adoption qu'ils participent authentiquement avec les femmes à la procréation de l'humanité. C'est en considérant l'adoption que l'on peut sans ridicule construire un arbre généalogique en ne suivant que la lignée masculine. 

La prostitution dans la généalogie de Jésus-Christ.

Il est particulièrement intéressant que deux de ces cinq femmes soient associées à la prostitution.
Thamar représente l'apparition de la prostitution dans une société pastorale (Gn 38). Thamar était promise aux fils de Juda. Ceux-ci ne purent pas, ou ne voulurent pas, la rendre enceinte. Ce faisant, ils lui interdisaient de trouver un statut social. Thamar fut renvoyée dans son clan d'origine, et alors totalement marginalisée. Elle utilisa comme subterfuge de se déguiser en prostituée pour coucher avec son beau-père, Juda, et ainsi obtenir un enfant de son sang. L'épisode de Thamar me semble témoigner de l'apparition de la prostitution, qui n'est donc pas le plus vieux métier du monde, mais une réalité liée à un contexte précis de l'histoire de l'humanité. Quand le statut des femmes cesse d'être égale de celui des hommes, ou en tout cas cesse d'être intégré à des relations d'échanges réciproques des jeunes entre clans, pour être soumis à l'arbitraire d'une famille d'accueil dans le cadre d'un système exogame codifié, certaines femmes peuvent se retrouver sans statut, et alors être poussée à la prostitution. Dans le cas de Thamar, on a un happy-end puisque Juda reconnaîtra qu'elle a été plus juste que lui. Thamar devient aussi la figure de la résistance des femmes à cette évolution, à leur combat pour transmettre la vie et le sens de la vie malgré l'égoïsme et la violence croissante des hommes dans une société de plus en plus patriarcale.
Rahab représente elle une forme de prostitution plus urbaine (Js 2). Prostituée dans Jericho, apparemment intégrée dans la société cananéenne d'avant l'invasion par les hébreux, quoiqu'elle habitait près des remparts, donc peut être quelque peu marginalisée, elle aide les espions de Josué à fuir Jéricho et donne des informations qui permettront la victoire et l'entrée du peuple dans le pays de Canaan après quarante ans d'errance depuis la sortie d'Egypte. L'acte de Rahab est un acte de foi. Elle professe sa foi aux espions de Josué quand elle les accueille (Js 2,9). Elle se fie au Dieu qui a libéré les hébreux d'Egypte. Suite à sa participation à la victoire de Josué, elle et sa famille seront intégrées au peuple hébreux.
La prostitution est un thème important de la Bible. Je m'étonne que certains thèmes aient pris aujourd'hui tant d'importance dans les préoccupations des catholiques, alors qu'ils sont abordés dans la Bible de manière tout à fait anecdotique, voire elliptique. Je pense en particulier à l'homosexualité dont on ne trouve de condamnation qu'en tordant l'interprétation de certains passages du Lévitique (Lv 18,22), ou la masturbation et le coït interrompu que le « crime d'Onan » condamneraient alors qu'il semble évident dans le contexte que c'est plus le fait de marginaliser Thamar en refusant de l'accueillir que de « laisser perdre sa semence » qui a été condamné (Gn 38,9). Par contre la prostitution à laquelle a été contrainte Thamar suite au crime d'Onan, et qui semble indifférer la majorité des membres de l'Eglise catholique, est un thème central chez les prophètes. La première fois que l'on a parlé de la relation entre Dieu et l'humanité avec le vocable de l'amour, c'est dans le livre d'Osée, dont l'acte prophétique revient à épouser une « femme se livrant à la prostitution (…) car le pays ne fait que se prostituer en se détournant du Seigneur » (Os 1,2). Après Osée, on retrouve la métaphore de l'idolâtrie comme une prostitution aussi bien chez Isaïe, Amos et Ézéchiel. Ainsi, Matthieu en citant dans la généalogie de Jésus-Christ deux femmes qui ont connu la prostitution, rappelle aussi comment l'humanité entière est concernée par ce détournement de l'amour que constituent la prostitution et l'idolâtrie. Osée nous montre que les épousailles s'opposent à la prostitution comme la foi s'oppose à l'idolâtrie (Os 2,18). Les mots utilisés par Osée pour dire son amour à son épouse, Gomer, sont les mêmes que ceux d'Adam quand il se réveille et se retrouve pour la première fois face à Eve : « celle-ci, on l'appellera épouse, car c'est de l'époux qu'elle a été prise » (Gn 2,23). Or c'est aussi ainsi que Joseph est présenté dans la généalogie de Jésus-Christ : «  l'époux de Marie » (Mat 1,16). Pour ce qui est de l'amour entre humains, le second récit des commencements de la Genèse indique qu'à l'origine les amants, pourtant deux individus séparéés, deviennent même chair. Ils se nomment l'un l'autre « épouxe ». Les prophètes, en dénonçant l'idolâtrie comme une forme de prostitution, dénoncent tout autant la prostitution comme une perversion de l'amour. Osée, explicitement, indique que la vocation d'un couple humain est de retrouver la réciprocité et la tendresse qu'avaient au commencement Eve et Adam l'un pour l'autre. Il espère le temps à venir où sa femme l'appellera « mon époux », et non plus « mon maître / mon Baal ». La généalogie de Jésus-Christ selon Matthieu se fait donc l'écho de la prophétie d'Osée. L'humanité qui s'est succédée avant Joseph a connu la prostitution. Souvent la morale spontanée des chrétiens fait porter la faute de la prostitution sur les personnes prostituées. Les prophètes, quand ils accusent le peuple de prostitution, accusent avant tout ceux qui ont prostitué le peuple, c'est à dire les prêtres et les puissants (Is 3,14 ; Os 4,13-14). On voit dans l'épisode de Thamar que c'est Juda qui reconnaît avoir été injuste vis-à-vis de sa belle-fille. Injuste triplement en fait: injuste parce qu'il l'a renvoyé de son clan la condamnant à la misère, injuste parce qu'il a été client d'une prostituée, et injuste parce qu'il s'apprêtait à exclure définitivement Thamar du seul fait qu'elle s'était retrouvée enceinte. La faute de la prostitution de l'humanité ne reposent pas sur les deux femmes prostituées citées dans la généalogie. Elles sont citées pour rappeler la compromission de l'humanité entière avec la prostitution. Elles montrent par contre que les premières à résister à la prostitution, ce sont les femmes prostituées. Thamar piège l'égoïsme de Juda en démontrant qu'il ne pouvait pas accuser sa belle-fille alors que c'était lui qui s'est permis de profiter du corps d'une femme dans la prostitution. Rahab explique son soutien apporté aux espions de Josué par une profession de foi. Elle adhère à la cause du peuple qui a été libéré d'Egypte. Est-ce-qu'elle espère une libération pour elle-même ? En tout cas, il n'est pas dit qu'une fois intégrée au peuple hébreux elle continue à être prostituée. La fin de la généalogie affirme que la prostitution n'est pas une fatalité pour les relations d'amour entre humains. Joseph est l'époux de Marie. Nous verrons dans les versets suivant à quel point il se comporte authentiquement comme époux, et non pas comme le maître de sa femme, comme un de ces Baals conjugaux que dénonce Osée.

Une généalogie de l'incarnation

La généalogie de Jésus-Christ selon Matthieu enracine bien Jésus dans l'histoire de l'humanité. Une humanité particulière, celle des juifs, celle de la famille de Joseph. Une lecture féministe de cette généalogie est tout de suite attentive au fait que la lignée décrite cite huit fois plus d'homme que de femme, et surtout que la succession ne suit qu'un critère patrilinéaire. Le style de cette généalogie renvoie littéralement aux généalogies sacerdotales de la Genèse, depuis Adam jusqu'à Noé (Gn 5) puis de Noé jusqu'à Abraham (Gn 10). Nous croyons identifier dans ces généalogies de la Genèse l'affirmation d'une « anthropologie-théologie septadienne » pour laquelle l'humain, masculin et féminin, a été crééé à l'image de Dieu. C'est en engendrant que l'humain est à l'image de Dieu. Le texte de la Genèse témoigne aussi d'une époque où la culture des auteurs de la Bible était devenu fortement patrilinéaire. Il nous semble évidemment que cette pratique patrilinéaire est en contradiction avec l'anthropologie-théologie septadienne, pourtant professée dans le même texte. Néanmoins la généalogie selon Matthieu, bien que reprenant le style patrilinéaire des généalogies de la Genèse, n'est pas dupe. Les cinq femmes citées dans cette généalogie rendent absolument vaine l'obsession patrilinéaire. Marie, à la fin, dont Joseph l'époux n'est pas le père biologique de son enfant, subvertit la patrilinéarité de manière plus radicale encore que les quatre autres, prostituées, étrangères ou victimes d'adultère.

Le verbe « engendrer » rythme cette généalogie de manière quasiment entêtante. L'engendrement, à la suite de l'anthropologie-théologie septadienne, se rapporte à une capacité biologique de procréation, mais désigne surtout l'adoption (donner un nom, accueillir dans l'humanité). L'engendrement est la capacité qui fait que l'humanité est à l'image et à la ressemblance de Dieu (ce qui donne une raison de plus que l'engendrement ne peut pas être limité au biologique). A chaque génération citée, il est rappelé comment l'humanité est déjà en tant que telle incarnation de Dieu.

La généalogie de Jésus-Christ ne décrit pas une lignée de saints ou de héros. Elle rappelle au contraire une longue succession d'humain qui ont été chacüne à leur tour en prise avec la difficulté d'être humain. En particulier, Thamar et Rahab rappellent que cette humanité est en prise avec la prostitution. Pour autant, la prostitution n'est pas le plus vieux métier du monde, ni le mode de relation sexuelle originelle à l'humanité. Au contraire, la prostitution est la perversion la plus odieuse de la relation amoureuse telle que la connaissait Adam et Eve au jardin d'Eden. Cette relation originelle et vocationnelle, les épousailles, est la relation par laquelle Osée s'oppose de manière à la prostitution qui l'empêche d'aimer Gomer. La tentative d'Osée d'épouser une personne prostituée est prophétique de la tentative de Dieu d'aimer et de sauver l'humanité. Les épousailles sont donc une autre forme d'incarnation de Dieu dans l'humanité. Quand un couple humain s'aime comme même chair, quand un couple vit les épousailles, il devient prophète de l'amour de Dieu pour l'humanité. Que Joseph soit désigné comme l'époux de Marie, au terme d'une généalogie marquée par la prostitution, indique non seulement que la prostitution n'est pas une fatalité, mais aussi qu'à chaque génération, chacunë d'entre nous peut devenir épouxe pour unë autre, et incarner l'amour de Dieu.
Le dernier verset de la généalogie de Jésus-Christ prend alors toute sa densité : « Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus, que l'on appelle Christ. » Cette généalogie est la généalogie de l'Incarnation. A chaque engendrement, se faisant parent pour ses enfants, l'humanité, féminine et masculine, réalise l'image et la ressemblance de Dieu. Face à la prostitution, chaque couple est mis au défi de vivre les épousailles à l'image de l'amour de Dieu pour l'humanité. Jésus, avant d'être Dieu fait Humain, est accueilli dans cette humanité à l'image de Dieu. Accueilli parce que « né de Marie » mais aussi parce que « on l'appelle Christ », celles et ceux qui lui donne un nom le reconnaissent comme humain parmi les humains.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire