Bonjour Jérôme
Brunet,
Je vous écrit
comme promis suite à votre conférence à Rodez, ce mardi 17 décembre 2013.
J'ai été très
étonné et peiné par les arguments mobilisés par les opposants au "mariage
pour tous" au cours de l'année écoulée. Votre intervention a relevé le
défi que vous vous êtes donné en introduction: l'effort de l'intelligence, et
aussi le souci du respect d'autrui. Ce faisant, vous faites apparaitre de
manière plus saillante le danger que représente pour moi la croisade contre
"le gender" (en français dans le texte) que les organisateurs de la
"manif pour tous" semble vouloir mener à présent: la banalisation,
voire le déni, des violences de genre.
Les violences
de genre existent. On ne peut pas renvoyer hommes et femmes dos à dos dans ces
affaires avec un "chacun porte sa part de responsabilité". La
prostitution en particulier est une expression paroxystique des violence de
genre. C'est une violence de genre car elle s'exprime de manière genrée: 80%
des personnes prostituées sont des femmes, quasiment 100% des clients sont des
hommes. Mais surtout parce qu'elle s'attaque symboliquement à toutes les
femmes. Pour illustration, comment l'insulte "pute" salit toute femme
qui en fait les frais. Paroxysme des violences de genre, parce qu'elles s'y
retrouvent toutes d'une manière ou d'une autre, et surtout parce qu'on trouve
dans toutes les autres formes de violence de genre les germes de la
prostitution. En effet, harcèlements sexistes, inégalités des salaires et des
carrières, violences conjugales, viols, etc. partagent avec la prostitution les
mêmes causes, et sont des phénomènes qui se renforcent les uns les autres.
Depuis plus de 10 ans, je suis engagé au Mouvement du Nid, "auprès des
personnes prostituées, pour la disparition du système prostitueur". Cet
engagement a été pour moi une démarche de foi: aller à la rencontre du Christ
dans les personnes marginalisées de notre temps. Notre principale action est
d'aller à la rencontre des personnes prostituées. Mais très tôt les fondateurs
du Nid, dans le Père Talvas, ont considéré que la prostitution est contraire à
la dignité humaine, qu'il fallait donc trouver les moyens de l'abolir
concrètement. C'est pourquoi nous cherchons à comprendre les origines de la
prostitution. Le premier niveau d'analyse est la description du système
prostitueur. Avec le triangle Personne prostituée - Client - Proxénète, qui
montre que l'argent est au centre du système; qui démonte le mythe selon lequel
il pourrait y avoir une prostitution libre, car il y a toujours un proxénète
dans la transaction; enfin qui interroge sur l'attitude de la société vis-à-vis
de chacun des protagonistes de ce système. Le deuxième niveau d'analyse cherche
alors à comprendre comment se triangle s'est mis en place et se perpétue.
L'inégalité entre hommes et femmes dans le système prostitutionnel saute alors
aux yeux. Les femmes sont majoritaires parmi les personnes prostituées. Les
clients ne sont quasiment que des hommes. Nous avons mené des enquêtes sur les
clients de la prostitution. Tous les hommes ne sont pas clients. De même que
tous les hommes ne sont pas machos, violents, etc. Mais c'est parmi les hommes
que l'on rencontre une proportion significative de clients qui génèrent
l'organisation de la prostitution. Nous ne pensons pas que ce fait relève de la
nature masculine. Ni d'ailleurs qu'il s'agirait de la nature féminine de
consentir à des relations sexuelles quand un mâle l'exige, que cela soit contre
rémunération ou dans le cadre du devoir conjugal. La plus belle et juste
description d'une relation sexuelle est celle du Cantique des cantiques, entre
deux êtres également désirant l'un de l'autre. Alors si cela ne relève pas de
la nature, c'est que les racines de cette violence se trouve dans notre
culture, dans nos mentalités. Les hommes se croient plus facilement autorisés à
disposer du corps des femmes. Les femmes sont plus facilement convaincues
qu'elles doivent faire plaisir et être au service des hommes. Ces mentalités
peuvent changer.
Le mouvement du
Nid mène depuis de longues années des actions de prévention des risques de la
prostitution auprès des jeunes. La dimension de l'égalité entre femmes et
hommes y est centrale. Je suis écœuré d'entendre que la cause des violences
faites aux femmes seraient un prétexte pour la diffusion d'une prétendue
"idéologie du genre". Je considère les quelques lignes du B.O. au
programme de 1ère ES et L (ce qui n'est pas énorme pour autant) tout à fait
ajustées.
Vous avez
montré en introduction de votre conférence que la "théorie du genre"
n'existe pas. Je vous remercie de ne pas avoir participé à cette
caricature. Vous donnez même en partie raison aux études de genre. Mais vous
continuez à créez un moulin contre lequel batailler à travers "l'idéologie
du genre". Certes le mouvement queer
vous donne des bâtons pour le battre. Ne vous en servez pas pour éreinter tout
le mouvement féministe du même coup. Le féminisme est traversé de multiples
courants. De par mon engagement au Mouvement du Nid, je distingue aisément
entre les féminismes abolitionnistes, dont je fais partie, et les féminismes
pro-prostitution, dont fait partie le mouvement queer. Sur plusieurs points nous tombons, vous et moi, d'accord
contre ces féminismes pro-prostitution: critique radicale de la pornographie,
refus de la GPA... Mais les arguments que vous développez ne sont pas ajustés
aux enjeux.
En vous
écoutant, mardi dernier, vous m'avez fait comprendre quelle origine il peut y
avoir entre nos différences de point de vue. Vous cherchez à "protéger nos
enfants", depuis un engagement scolaire et une expérience familiale. Je
suis profondément convaincu de votre sincérité, comme je connais la sincérité
de mes proches engagés contre le "mariage pour tous". De mon côté, je
souhaite une société libérée de la prostitution. En fin de compte, je cherche
aussi à "protéger nos enfants". Les protéger de devenir victimes de
réseaux proxénètes en premier lieu. Les protéger de devenir client de la
prostitution, ce qui les priveraient de connaitre la beauté de la sexualité
gratuite. Les protéger de la pornographie qui mérite son étymologie: "mise
en scène de la prostitution", et qui, en faisant croire que la sexualité
serait cette violence, traumatise des générations de jeunes en train
d'apprendre leur propre sexualité. Les protéger enfin de grandir dans une
société imprégnée de l'esprit de prostitution, où plus rien n'est gratuit et où
ce qui devrait relever de l'amour est soumis à la violence. Dans cette
perspective, les élucubrations des queers, qui ont mal digéré le concept de
genre, ne me font pas peur, même si elles n'aident pas. Dans les milieux
féministes dans lesquels je milite, ils sont minoritaires (La preuve en est
récemment la victoire à l'assemblée nationale de la loi renforçant la lutte
contre le système prostitutionnel. Cette loi est passée seulement grâce aux
voies de la gauche. Donc une droite "morale" que j'attendais pour
soutenir cette loi a été totalement absente. Du côté de la gauche, il y a eu
une opposition farouche à cette loi de la part des libertaires de type
Cohn-Bendit. Ils ont remporté effectivement la majorité parmi le groupe EELV,
mais de peu. Sinon, ce sont bien les arguments des féministes abolitionnistes
qui l'ont emporté.). Par contre, je vois
la puissance destructrice de la prostitution et de la pornographie dans notre
société, qui prospèrent grâce à la prégnance dans les faits et dans les
mentalités des inégalités de genre. Rien de neuf? Beaucoup disent que c'est
le plus vieux métier du monde. Non, ce n'est pas un métier dans lequel un être
humain peut s'accomplir. C'est la plus ancienne violence du monde. Je relis en
permanence mon engagement à la lumière de ma foi, en communauté, à la lumière
des Ecritures. Je reconnais en Osée un devancier. Il est le premier dans la
Bible à avoir parlé de la relation entre Dieu et l'humanité sous le vocable de
l'amour charnel. Or il a eu comme mission prophétique d'épouser une personne
prostituée, Gomer. C'est surement parce qu'il a été confronté à la négation la
plus radicale de l'amour qu'il a compris de quel amour Dieu nous aime. Il a
alors initié la métaphore qui depuis court à travers la Bible, entre
prostitution et idolâtrie. Dieu propose une porte de sortie à ces deux
enfermements. La Foi contre l'idolâtrie, l'Amour respectueux et réciproque
contre la prostitution. Vous aviez raison d'indiquer que le mythe du serpent en
Genèse 3 se rapporte à la violence de genre. Pour autant le mythe montre qu'il
ne s'agit pas du projet de Dieu pour l'humanité. Notre responsabilité est de
répondre à notre vocation, qui est hors de la violence.
Qu'est ce que pour moi le "genre"? Vous l'avez bien défini vous
même en introduction: ce qui est attribué aux individus en corrélation à leur
sexe, mais qui ne relève d'aucun déterminisme. Utiliser le mot
"genre" en français pour décrire cette réalité me parait tout à fait
approprié. Comme en grammaire où il y a un arbitraire à dire "LA
table" ou "LE chapeau", le genre correspond à un arbitraire
culturel. Il ne s'agit pas de nier les différences biologiques. Il s'agit
d'autoriser tout individu à développer dans la contingence toutes ses
capacités. La contingence nous oblige beaucoup déjà. Ce n'est vraiment pas la
peine de se rajouter des impératifs arbitraires et stupides. Quand ces impératifs
conduisent à des situations de violence systématique, il devient de notre
devoir des les rejeter. Vous accusez l'idéologie du genre de diviser l'humanité
entre une dizaine de catégories. En tant
que féministe universaliste, ma conviction est que l'humanité est une. Pas même
divisée entre femmes et hommes. Chaque individu est différent. Il y a des
inégalités. Une vision purement matérialiste conduirait à accepter telle quelle
ces inégalités. Reconnaitre ma vie comme relevant d'une vocation me conduit à
chercher le moyen de faire en sorte que chacun s'accomplisse dans cette tension
qui occupe toute une vie entre s'accueillir tel que l'on est, et dépasser ce
que l'on croit être ses déterminismes. Peut être est-ce là le "deviens ce
que tu es" aporétique de Saint-Augustin? Pour moi, le concept de genre, dans son acceptation universaliste,
ouvre des libertés authentiques et responsables dans ce sens.
Enfin, vous avez décrit le combat féministe comme "une guerre des
sexes". En tant qu'homme engagé dans ce combat je ne le vis pas du tout
comme tel. J'ai appris à devenir moi-même, y compris dans ma dimension
masculine, en m'engageant pour les droits des femmes, en remettant en cause mes
manières de faire et d'être qui me rendaient complice de la domination
masculine (et je n'ai pas l'impression de m'être émasculé d'une quelconque
manière que ce soit dans ce processus), et en découvrant à quel point le
bonheur de mes proches féminines fait mon bonheur. Le féminisme ne cherche pas la guerre des sexes. Il dénonce une
situation d'inégalité et de violence systématique entre femmes et hommes. Ce
n'est pas pour la perpétuer d'une autre manière. J'entends bien que nous
puissions aboutir à ce résultat par nos maladresses. Et il est bon qu'on nous
en avertisse quand c'est le cas. Mais ce n'est pas notre intention. Par contre
nier la réalité d'une injustice, c'est se rendre complice de l'injustice. Il
n'y a pas de honte à ce qu'il y ait des conflits dans un collectif. Quel
couple, quelle famille, quelle association n'est pas traversées par des
conflits au cours de son histoire? L'enjeu
véritable est de traverser les conflits sans violence, sans nier l'autre, sans
chercher à le faire disparaitre pour maintenir le mythe d'une relation sans
conflit. A fortiori à l'échelle d'une société, les conflits sont
innombrables. Le grand défi est d'apprendre à vivre ces conflits sans violence.
Cela passe en premier par les nommer. Quand il y a une victime et un.e
agresseur.e, il s'agit de pouvoir discerner qui est victime et qui est agresseur.e,
et c'est une question de justice.
Le titre de
votre site internet "débattons" et le ton de votre conférence
manifestent que vous participez à cette attitude de faire face aux conflits
tout en cherchant à les dépasser sans violence, par la raison et le dialogue.
Une certaine ambiance s'est installée parmi les opposants au "mariage pour
tous" qui me font craindre que ce n'est pas le cas de tous. Vous pourriez
évidemment me renvoyer la même crainte à la figure. Comme vous le disiez vous
même, certaines personnes qui défendent les mêmes opinions que moi me donnent
envie de me donner tort. Je souhaite par ce long message participer à cette
volonté farouche de construire une société pacifique, riche de ses diversités,
dans la confiance.
Cordialement,
Philippe Gastrein