Réaction à la tribune de Philippe Barbarin,
prêtre et archevêque de Lyon, publiée dans La Croix du 23
janvier 2014.
Vous, archevêque de Lyon, pasteur des chrétiens qui sont à Lyon, vous
annoncez aller manifester avec «la manif pour tous ». Vous dîtes que votre présence sera la réponse
évangélique à l’appel du prochain, ici en particulier les enfants que l’on
menace d’être « sans parent, sans naissance ».
Beaucoup de ce que vous dîtes n’est pas particulier à cet engagement de la
« manif pour tous ». Il s’agit d’une spiritualité de l’engagement
politique en général: « Que votre oui soit oui ; que votre non
soit non ! ». Cette douce fermeté, je l’ai aussi rencontré chez mes
ami.e.s d’engagement : tel syndicaliste qui passe des heures dans le froid
pour soutenir les salariés d’une entreprise voisine dont les dirigeants ont
décidé brutalement la fermeture, tel militant des droits des sans-papiers qui cache
une famille entière menacée d’expulsion, tel activiste espagnol qui, dérisoire
rempart, se tient devant le seuil d’une
maison pour empêcher les forces de police d’expulser une famille surendettée,
etc. Oui, vous avez raison, s’engager pour une cause nous fait rencontrer des
femmes et des hommes de bonne volonté qui vivent des valeurs évangéliques aussi
bien sinon mieux que nous-mêmes.
Je n’irai pas manifester le 2 février avec « la manif pour
tous ». Je ne pense pas ainsi avoir une mauvaise « attitude vis-à-vis
des plus petits ». Oui, la Parole de Dieu nous appelle à veiller
« pour tous les ‘’sans’’ qui sont nos prochains d’aujourd’hui », les sans
voix, les sans âge, les sans avenir, les sans-pays, les sans domicile fixe, les
sans pouvoir, les sans reconnaissance… Cependant je ne vois pas les dangers du
prétendu changement de civilisation qu’apporteront les réformes autour de la
famille que propose l’actuel gouvernement. Comment ! Nous chrétiens, nous
avons peur de dissoudre les arbres généalogiques ? Mais notre Seigneur
Jésus-Christ n’est-il pas né de la rupture radicale de toute généalogie ?
Qu’est-ce sinon que la généalogie de Jésus-Christ en Matthieu, où une longue
lignée d’homme aboutit à la subversion radicale de toute filiation
biologique : « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle
fut engendré Jésus » ? La
naissance de Jésus subvertit radicalement l’enfermement qu’une généalogie peut
représenter pour un être humain. Même la révélation du premier testament ne
proposait pas à l’humanité une idée matérialiste et biologique de la filiation.
L’engendrement en Genèse 5, c’est nommer l’enfant. D’où vient subitement cette
obsession pour l’enchainement biologique des générations ? Les orphelins
que nos Eglises ont accueilli et accueillent encore, que nombre de familles
chrétiennes ont adopté, sont-il « sans parent » ou « sans
naissance » parce qu’ils n’auraient plus de lien avec leurs parents
biologiques ? Quelle insulte pour les parents adoptifs et pour les
éducateurs d’orphelinat ! Non, tous ces enfants ont été engendrés comme
tout humain depuis la Création. Ils ont été nommés par un autre humain. Par
quels étranges mécanismes les enfants qui par le futur seront accueillis dans
des familles sans lien biologique ne seraient pas pareillement engendrés ?
Pour autant, comme vous, je suis contre la GPA. Mais pour des raisons
profondément différentes. Pour moi, la GPA est inacceptable car c’est
l’instrumentalisation du corps d’une femme pour obtenir un enfant. Vous le
dîtes vous-même, pour l’instant il n’est nul question d’autoriser la GPA.
Soyons vigilant, donc ? Je le serai avec vous. Pour autant, nous avons,
sans qu’apparemment vous vous en êtes rendu compte, remporté une grande
victoire pour empêcher que jamais la GPA ne soit autorisée en France. En effet,
le 4 décembre 2013, l’assemblée nationale adoptait la loi renforçant la lutte
contre le système prostitutionnel. Cette loi s’appuie sur le principe de la
non-patrimonialité du corps humain. Aujourd’hui, en France, au nom de ce
principe, on ne peut pas vendre son sang ou un organe, cela ne peut être qu’un
don. Car sinon, nous savons bien que les plus faibles économiquement subiront
une pression pour céder leur corps en pièces détachées. Bientôt j’espère, si le
Sénat vote aussi la loi, il ne sera plus possible d’obtenir un rapport sexuel
contre de l’argent. La sexualité ne pourra se vivre que dans la gratuité. Car
nous voyons bien avec la prostitution aujourd’hui que sinon seuls les plus
faibles économiquement et socialement consentent à louer leur corps. Dans une
société qui affirme avec force que le corps de chacun n’est pas un bien que
l’on pourrait céder à autrui comme n’importe quelle chose ou service qui nous
est extérieur, comment pourrait-il être admis d’utiliser neuf mois durant le
corps d’une femme pour satisfaire à un désir pulsionnel d’enfant ? Ce
serait tout à fait incohérent, et je vous assure que celles et ceux qui ont
obtenu de haute lutte le vote de la loi contre le système prostitutionnel ne
« passeront pas leur chemin », leur « non » restera un
« non » ferme. Quand cette loi s’appliquera, nous aurons posé
ensemble une norme qui dit qu’une relation sexuelle est et doit rester
gratuite. Il s’agira là d’un vrai changement de civilisation. Un changement de
civilisation qui pour moi va dans le sens des valeurs évangéliques.
Vous l’aurez compris, je suis personnellement engagé dans la lutte contre
le système prostitutionnel. Plus précisément avec le Mouvement du Nid,
c'est-à-dire dans la rencontre quotidienne avec les personnes prostituées sur
les lieux de prostitution. Si nous voulons la disparition concrète de la
prostitution, ce n’est pas contre les personnes prostituées. Il est hors de
question de les arracher contre leur volonté à leur activité. C’est pourquoi
nous sommes satisfaits que la loi cesse de criminaliser les personnes
prostituées, et au contraire pénalise les clients. Comment faire reculer
radicalement la prostitution dans notre société ? La prostitution trouve
ses racines dans l’idée que l’on peut tout acheter avec de l’argent, dans l’idée
qu’une relation sexuelle pourrait se vivre sans s’engager vis-à-vis de l’autre,
et dans l’idée que les femmes sont forcément à la disposition des hommes,
qu’elles leur seraient inférieures. Quand le prophète Osée pris Gomer, une
prostituée, pour épouse, il l’aima en combattant ces trois racines, qui sont
aussi les racines de l’idolâtrie. Nous savons bien que l’argent devient
facilement une idole. L’Eglise avertit avec constance du danger de se soumettre
à toute forme de sexualité déshumanisante qui utiliserait l’autre comme un
moyen. Pareillement, quand nous acceptons que le masculin domine le féminin,
nous défigurons notre humanité que Dieu créa « à sa ressemblance, mâle et
femelle ». Dans la loi contre le système prostitutionnel, à la demande des
associations abolitionnistes, il est justement prévu de renforcer l’éducation à
l’égalité entre femmes et hommes. Or « la manif pour tous » se bat
contre ce type de programme d’éducation, accusant ses promoteurs d’être les
propagandistes cachés d’une prétendue « idéologie du genre ». Depuis
l’intérieur des mouvements féministes, j’atteste que les affirmations
caricaturales qui sont présentées comme propre à « l’idéologie du
genre » sont marginales parmi les féministes. Nous ne cherchons pas à
transformer les garçons en filles. Nous souhaitons seulement que les garçons
grandissent libérés des mythes qui les persuadent qu’ils doivent se comporter
en macho. Nous souhaitons que les filles ne connaissent aucune humiliation du
seul fait qu’elles sont femmes. C’est une humanité pacifiée que les féministes
cherchent à faire advenir, en posant des oui qui sont des oui, et des non qui sont
des non. Pour cela ils ne passent pas leur chemin, quand ils croisent une
personne prostituée victime d’un proxénète, quand ils croisent une femme violée
et battue par son mari, quand ils croisent une femme humiliée à son travail
parce que discriminée ou même harcelée…
Par contre je pense qu’il serait illusoire et irresponsable de manifester
pour « le droit des enfants à avoir des parents », sans manifester
aussi pour le droit des enfants de sans-papiers à vivre en sûreté avec leurs
deux parents, sans manifester pour le droit des enfants à avoir des parents
reconnus dans la société par un travail payé dignement, sans manifester pour le
droit des enfants à être éduqués indépendamment de la fortune de leurs parents,
etc. Ce serait illusoire car je ne vois nulle part en France qu’on remette en
cause le fait que chaque enfant sera engendré. Ce serait irresponsable car on
ne cesse de faire subir aux enfants les conséquences des inégalités qui règnent
entre leurs parents.
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